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Sonorité

Makis Solomos

L’une des révolutions majeures, sinon la plus importante, des XXe-XXIe siècles musicaux est l’émergence du son, l’importance de plus en plus grande accordée au son (cf. Solomos 2019). Xenakis occupe une place de choix dans cette histoire où, pour simplifier, la composition du son tend à se substituer à la composition avec des sons. Dès les années 1950, avec des œuvres instrumentales comme Le Sacrifice (1953), Metastaseis (1953-1954) ou Pithoprakta (1955-1956) et des pièces électroacoustiques telles que Diamorphoses (1957) ou Concret PH (1958), il s’est engagé dans une conception de la composition qui se focalise sur le son.

Xenakis lui-même n’a pas théorisé cette nouvelle conception de la composition : on sait que l’essentiel de son discours théorique porte sur la question de la formalisation de la musique. Il suffit cependant, en écoutant sa musique, de se laisser porter par ses sensations – sans chercher dans les masses sonores qui la façonnent des formules mathématiques, qu’elles existent ou pas – pour s’apercevoir que, non seulement il y a un son Xenakis particulier (nuances forte, registres extrêmes, glissandi, etc.), mais que la musique vous prend, vous saisit de toute part ; on s’immerge en elle : l’énergie qui la caractérise est celle du son qui fonctionne comme une vaste enveloppe modulable, comme un océan agité. Une très grande partie de sa musique, tant instrumentale qu’électronique, peut être écoutée et analysée comme son composé, comme synthèse sonore transposée à l’échelle temporelle de l’œuvre. Quelques-unes de ses pièces sont très explicites sur ce point. C’est le cas de ses deux dernières pièces électroniques, composées avec le programme GENDYN, Gendy3 (1991) et S.709 (1994) (cf. Hoffmann 2009). Un algorithme synthétise le son en continu à partir de variations probabilistes de sa courbe de pression. Il n’y a donc pas de différence à proprement parler entre la synthèse (du son) et la composition (au sens traditionnel) : en théorie, la dernière est le résultat immédiat de la première – dans le langage conceptuel de Xenakis, la « macrocomposition » résulte de la « microcomposition » (cf. Xenakis 1981). La conception granulaire du son que Xenakis développa dès la fin des années 1950, est, elle aussi, très révélatrice. Car, à défaut de pouvoir mettre en œuvre à l’époque la synthèse granulaire, il émit l’hypothèse d’une « sonorité de second ordre » (Xenakis 1992, 103) et composa Analogique A et B (1958-1959) pour la tester : les neuf cordes (Analogique A) ne jouent que des sons ponctuels (arcos brefs, pizzicatos ou battutos col lego) et la bande (Analogique B) est fabriquée avec des nuages de sinus très brefs ; ces sons ponctuels instrumentaux et ces sinus représentent les « grains sonores » et Xenakis espère que l’oreille les fusionnera pour entendre un son global (cf. Di Scipio 1999). Cette hypothèse implique que la composition (de l’œuvre entière) est une synthèse (du son) à une échelle supérieure.

Les compositions qui viennent d’être commentées constituent des exceptions chez Xenakis. Le cas général n’est pas celui d’une macrocomposition déduite sans médiations de la microcomposition, d’une composition qui ne serait qu’une synthèse sonore transposée, ne serait-ce que parce que le corpus principal (au niveau quantitatif) de sa production est instrumental et ne fait donc pas appel à la synthèse, à la microcomposition. On peut toutefois montrer qu’une grande partie de sa musique s’analyse aisément comme son composé. Pour ce faire, il convient de remplacer le mot « son » par « sonorité », afin d’indiquer que l’objet composé dont il est question n’est pas le son au sens physique du terme, mais une entité plus complexe, par exemple la section entière d’une œuvre orchestrale.

Prenons comme exemple le début de Jonchaies (1977), à partir de la mesure 10 et jusqu’à la mesure 62, qui met en scène les cordes (ainsi que quelques percussions). Ce passage constitue une longue section, quasi monolithique, avec une évolution intérieure progressive très claire, à l’image de l’évolution d’un son unique. Les cordes sont divisées en dix-huit parties qui se doublent ou s’individualisent. Malgré son important étalement dans le temps, le trajet, très continu, est suffisamment schématique pour que l’oreille le suive d’un bout à l’autre, comme le ferait l’œil avec un schéma (cf. la transcription graphique qu’en donne Harley 2004, 73). Par ailleurs, tout ce passage se fonde sur un crible (échelle) unique (un crible qui, selon Xenakis, serait proche de l’échelle du pelog : cf. Xenakis in Varga 1996, 162). Mais le propos n’est pas le crible lui-même, en tant que succession de hauteurs. La hauteur n’est pas ici une caractéristique principale : du fait qu’il s’étale sur une durée aussi longue, qu’il est exploré patiemment sur toute son étendue d’une manière aussi linéaire et qu’il est traité dans le gigantesque halo sonore que provoque la technique de l’hétérophonie, on dira que ce crible est utilisé pour sa couleur. En somme, on peut percevoir ce passage comme un seul son qui se déploie progressivement et dont on explore, comme au microscope et avec un effet de ralenti, la composition interne ainsi que l’évolution temporelle.

Comme on le sait, Xenakis a beaucoup utilisé le papier millimétré pour « dessiner » sa musique, et créer des formes plastiques : une méthode qui renforce l’aspect spatial de l’évolution dans le temps et, par conséquent, la dimension proprement sonore. Un exemple frappant et célèbre est celui des mesures 52-59 de Pithoprakta : pour ces quelques mesures, il a calculé à l’aide d’une distribution gaussienne plus d’un millier de « vitesses » (1142 selon l’article historique des Gravesaner Blätter : Xenakis 1956, 31 ; 1148 selon Musiques formelles : Xenakis 1963, 30 ; 1146 selon notre propre décompte), c’est-à-dire de glissandi. Cependant, ces derniers sont répartis dans le temps grâce à un célèbre graphique, dont il existe deux version (cf. Gibson 1994). Aussi, le résultat global – la sonorité – est, selon les propos de Xenakis lui-même, « une modulation plastique de la matière sonore » (Xenakis 1956, 31), ajoutons : une modulation résultant directement du geste graphique. À noter que, comme le lecteur a pu le constater à propos du décompte du nombre de glissandi, il existe deux versions de l’article où Xenakis évoque ce passage. C’est dans la plus ancienne qu’il affirme que « la distribution [des vitesses : c’est-à-dire le calcul de leurs valeurs] est gaussienne mais la forme géométrique [c’est-à-dire leur répartition grâce au graphique] est une modulation plastique de la matière sonore » (Xenakis 1956, 31) – c’est l’hypothèse qui est adoptée ici. Dans la seconde, il écrit : « la distribution étant gaussienne, la configuration macroscopique est une modulation plastique de la matière sonore » (Xenakis 1992, 15), ce qui laisserait supposer que le graphique est déduit du calcul.

On pourrait évoquer de nombreuses autres œuvres où Xenakis se sert du graphique pour façonner des glissandi linéaires, des mouvements browniens (voir marche aléatoire), des arborescences, etc. Composée avec ou sans graphique,  la majeure partie des œuvres de Xenakis peuvent être analysées comme successions de sonorités, c’est-à-dire de sections que l’on écoute comme des sons composés – l’agencement (la forme) pouvant se faire selon une logique de processus, selon une évolution dramatique ou encore selon une autre manière. Il est important de préciser que l’approche proposée ici ne se veut pas exclusive. Écouter une œuvre de Xenakis comme succession de sons composés, de sonorités, n’empêche pas d’y entendre ses qualités rythmiques, dramatiques ou autres, ou encore d’être intéressé par les questions de formalisation et de mathématiques.

Références

Di Scipio, Agostino. 1999. “The Problem of 2nd-Order Sonorities in Xenakis’ Electroacoustic Music.” Organised Sound 2 (3): 165-178.

Gibson, Benoît. 1994. “La théorie et l’œuvre chez Xenakis: éléments pour une réflexion.” Circuits 5 (2): 42-46.

Harley, James. 2001. “Formal Analysis of the Music of Iannis Xenakis by Means of Sonic Events: Recent Orchestral Works.” In Presences of Iannis Xenakis / Présences de Iannis Xenakis, edited by Makis Solomos, 37–52. Paris: Cdmc.

Hoffmann, Peter. 2009. “Music Out of Nothing? A Rigorous Approach to Algorithmic Composition by Iannis Xenakis.” PhD diss. Berlin: Technischen Universtät Berlin.

Solomos, Makis. 2019. From Music to Sound. The Emergence of Sound in 20th- and 21st-Century Music. London: Routledge.

Varga, Bálint A. 1996. Conversations with Iannis Xenakis. London: Faber and Faber.

Xenakis, Iannis. 1956. “Wahrscheinlichkeitstheorie und Musik.” Gravesaner Blätter 6: 28-34.

Xenakis, Iannis. 1963. Musiques formelles. Nouveaux principes formels de composition musicale. La revue musicale n°253-254. Paris: Richard-Masse.

Xenakis, Iannis. 1981. “Les chemins de la composition musicale.” In Xenakis, Iannis. 1994. Kéleütha, texts compiled by Alain Galliari, preface and notes by Benoît Gibson, 15-38. Paris: L’Arche.

Xenakis, Iannis. 1992. Formalized Music: Thought and Mathematics in Composition, revised edition, additional material compiled and edited by Sharon Kanach. Stuyvesant (NY): Pendragon Press.

Pour citer cet article :

SOLOMOS, Makis. 2023. “Sonorité”. In A Xenakis Dictionary, edited by Dimitris Exarchos. https://www.iannis-xenakis.org/en/sonority