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Surfaces réglées

Elisavet Kiourtsoglou

En géométrie, une surface est réglée si une ligne droite (ligne génératrice) passe par chacun de ses points. Le cylindre, le cône, l’hélicoïde, le paraboloïde hyperbolique, le conoïde et de nombreuses autres formes tridimensionnelles répondent à la définition mathématique ci-dessus. Xenakis (1958) a fait référence pour la première fois aux propriétés des surfaces réglées lors de sa collaboration avec Le Corbusier, pour la conception de l’enveloppe architecturale du pavillon Philips, lors de l’Exposition Universelle de Bruxelles en 1958. Philips, société néerlandaise d’éclairage et de radiodiffusion, a choisi de mettre en valeur ses innovations technologiques lors de cette première exposition universelle après la Seconde Guerre mondiale, sur le thème du progrès technique pour un monde plus humain. Le Corbusier a été choisi pour concevoir cet espace d’exposition temporaire, mais le célèbre architecte était bien plus intéressé par l’œuvre audiovisuelle Le Poème Electronique, dont les images étaient projetées à l’intérieur du bâtiment pendant la durée de l’exposition, accompagnées de la musique d’Edgard Varèse. Le Corbusier a remis ses premières esquisses rudimentaires du pavillon à Xenakis pour qu’il les transcrive en plans précis grâce à la géométrie. Dans ces feuilles de papier figurait le plan d’une forme « d’estomac » avec deux ouvertures, portant un échafaudage en guise de couverture. Xenakis a transformé ces formes en utilisant des segments de surfaces réglées. Selon Xenakis lui-même (1958), la décision d’utiliser ce type de formes a été prise en raison de leurs propriétés : les surfaces réglées améliorent l’acoustique de l’espace d’exposition ; mais surtout, ce type de surfaces est autoportant, aucune structure n’étant nécessaire pour supporter leurs charges.

Au cours des mois suivants, Xenakis a essayé de combiner des segments de paraboloïdes hyperboliques et de conoïdes pour le projet Philips. Les deux étaient des surfaces à double courbure ce qui signifie qu’elles contenaient deux familles de lignes génératrices, chacune parallèle à une surface commune, mais pas aux lignes de l’autre famille. Le résultat visuel de l’utilisation de segments de surfaces à double courbure est une forme tridimensionnelle qui présente un développement continu dans deux directions. La similitude de cette forme architecturale avec la partition graphique de Metastaseis (ou Metastasis) de la même époque (1953-54) est frappante. Dans cette œuvre, qui sera sa première et dernière tentative d’embrasser les pratiques sérielles, Xenakis crée une série de hauteurs, à partir desquelles il cherche à produire des versions différentes. Au cours de ses nombreux essais, Xenakis découvre qu’il peut dessiner l’évolution stable de la hauteur d’un son. Une ligne droite reliant deux points pourrait représenter le glissando d’un instrument à cordes (le passage continu d’une hauteur à une autre). Sur la base de cet axiome, Xenakis a construit la première et la dernière section de Metastasis (mesures 1-34 & 309-333) en dessinant des formes bidimensionnelles générées par des lignes droites (Barthel-Calvet 2011). L’évolution des glissandi dans les mesures 309-314 de Metastasis est dessinée comme une parabole générée par des lignes, qui fonctionnent comme des tangentes (lignes droites qui touchent une courbe plane en un point donné). Xenakis a souligné cette similitude visuelle entre la partition graphique de Metastaseis et l’enveloppe architecturale du Pavillon Philips (Xenakis 1958).

En raison d’une dispute avec Le Corbusier sur la paternité du pavillon, Xenakis a dû établir et insister, dans nombre de ses écrits, sur le lien entre la musique et l’architecture, pour expliquer l’origine de cette forme architecturale (Sterken 2004, 66-7). À vrai dire, le pavillon Philips ne ressemble à aucune œuvre antérieure de Le Corbusier ; sa géométrie s’éloigne de tout ce que l’architecte franco-suisse a pu concevoir. Néanmoins, l’analogie entre la musique et l’architecture n’est pas évidente. La section horizontale (plan) du pavillon Philips présente des segments de paraboles tout à fait semblables aux formes créées (paraboles) par les glissandi de la partition graphique de Metastasis (1954). Le pavillon tridimensionnel s’inspire de la partition musicale bidimensionnelle.

Au-delà de l’inspiration formelle, on peut également retracer un lien entre l’espace architectural et l’espace musical qui est symbolisé par la hauteur et le temps sur la partition musicale. En fouillant dans ses archives universitaires, Mâkhi, la fille de Xenakis, a découvert le seul élément conservé par son père : un exercice de graphostatique daté de 1947 (Xenakis, 2022). Courante dans la formation d’un ingénieur civil depuis le début du XXe siècle, cette méthode graphique permet un contrôle global du comportement d’une structure et une appréhension visuelle des forces qui s’exercent sur elle. Xenakis, dans cet exercice, a tracé les lignes d’influence sur les points critiques d’un pont en béton. Les lignes d’influence sont les tangentes d’une parabole, appelée ligne d’élasticité de la structure, utile aux ingénieurs pour calculer la charpente nécessaire pour résister aux charges appliquées sur la future construction. En effet, cette parabole montre la fluctuation graduelle de la charge réelle appliquée sur la construction, face à laquelle l’ingénieur doit calculer le ferraillage du béton approprié. Lorsque, des années plus tard, Xenakis a voulu expérimenter l’enchevêtrement de glissandis des cordes, représentés par des lignes droites, il a utilisé le même principe. En effet, les courbes qui apparaissent dans la partition de Metastasis ” enveloppent ” l’évolution graduelle du changement continu des fréquences (glissandi) de plusieurs instruments (Kiourtsoglou 2016, 204-6).

L’espace architectural et l’espace musical partagent le principe du changement continu dans trois ou deux directions respectivement. En architecture, il s’agit d’une innovation : le pavillon Philips a été l’un des premiers bâtiments dont les surfaces n’étaient pas basées sur le principe mur-plafond ; ce qui était censé être un mur (le cadre porteur perpendiculaire à la terre) était maintenant conçu pour se transformer continuellement, sans interruption, en plafond (le cadre de couverture horizontal par rapport à la terre). Xenakis a utilisé la géométrie projective pour créer des plans et des vues tridimensionnelles lisibles par les ingénieurs. Néanmoins, la nouveauté conceptuelle des surfaces réglées du pavillon Philips devait s’accompagner d’une innovation analogue en matière de construction. Cela est devenu évident lorsque la phase de calcul et de construction a commencé. L’entreprise de construction Eiffel, basée à Paris, a proposé une structure en acier, supprimant la qualité autoportante des surfaces réglées à double courbure choisies par l’architecte et compositeur grec (Xenakis 1958). L’urgence et la complexité de la construction ont été abordées par l’ingénieur civil H.C. Duyster et son agence Strabed, connue pour son expertise dans les constructions en béton précontraint. L’idée principale de Duyster consistait à diviser les paraboloïdes hyperboliques du pavillon en de nombreuses dalles de béton préfabriquées de 1m2, qui suivraient les lignes génératrices de chaque surface réglée. Toutes les dalles ont été fabriquées sur place et assemblées par des fils d’acier précomprimés. Le pavillon a été érigé à la fin de 1957 et est resté dans la zone d’exposition de Bruxelles jusqu’à la fin de 1958, date à laquelle, malgré les efforts de Le Corbusier pour préserver le bâtiment en tant qu’espace d’exposition permanent, le pavillon Philips a été détruit. Ses surfaces réglées avaient marqué une nouvelle ère dans la conception architecturale ; un type de conception qui ne deviendrait standard qu’à la fin des années 90, lorsque les ordinateurs offriraient la possibilité de dessiner et de calculer les trois dimensions des surfaces réglées

Références

Barthel-Calvet, Anne-Sylvie. 2011. “Xenakis et le Sérialisme: L’apport d’une analyse génétique de Metastasis.” Intersections: Canadian Journal of Music / Intersections: revue canadienne de musique 31 (2): 3-21.

Sterken, Sven. 2004. “Iannis Xenakis, ingénieur et architecte. Une analyse thématique de l’œuvre, suivie d’un inventaire critique de la collaboration avec Le Corbusier, des projets architecturaux et des installations réalisées dans le domaine du multimédia.” PhD diss. Université de Gent.

Kiourtsoglou, Elisavet. 2016. “Le travail de l’analogie dans l’œuvre de Iannis Xenakis.” PhD diss. Université Paris 8.

Xenakis, Iannis. 1958. “Genèse de l’architecture du pavillon,” Revue technique Philips 20 (1): 1-11.

Xenakis, Mâkhi. 2015. Un père bouleversant. Paris: Actes Sud.

Comment citer :

KIOURTSOGLOU, Elisavet. 2023. “Ruled Surfaces.” In A Xenakis Dictionary, edited by Dimitris Exarchos. https://www.iannis-xenakis.org/en/ruled-surfaces